Karine Watrin est une étudiante à CentraleSupélec, école d’ingénieurs française. Elle a obtenu, en travaillant avec une dizaine d’étudiant.e. s de son association et de professeur.e.s, la mise en place par son administration d’un cours en tronc commun sur le climat et la création de délégué.e.s élèves pour l’intégration du développement durable dans le cursus.
Le REFEDD a pris contact avec Karine pour qu’elle puisse revenir sur la genèse de son projet et qu’elle puisse nous l’expliquer.
Comment l’idée d’un tel projet est-elle née et quel en a été le déclencheur ?
Il nous semblait que notre formation sur les enjeux de transition était incomplète : il y avait bien eu une conférence de Valérie Masson-Delmotte sur le dernier rapport du GIEC, et quelques cours électifs qui abordaient le thème “Energie et Climat”. Mais dans le tronc commun, suivi par tous les étudiants, peu de cours évoquaient les enjeux climatiques, et quasiment aucun n’évoquait la crise de la biodiversité, la raréfaction de certaines ressources, ou les risques humanitaires et sociaux reliés. Cette relative absence nous dérangeait car nous étions convaincus que les ingénieurs sont et seront confrontés, quels que soient leurs métiers et leurs secteurs d’activité, à ces enjeux. Nous nous sommes bien-sûr demandé si nous ne voulions pas imposer notre avis personnel, mais comme notre école s’est officiellement donné pour mission de « préparer les élèves-ingénieur.e.s à relever les grands défis scientifiques, techniques, économiques, environnementaux et sociétaux du XXIe siècle », nous nous sommes dit que nous étions bel et bien dans notre droit.
C’est ainsi que nous avons décidé d’essayer de « réveiller notre cursus ». Il y a eu plusieurs phases, parfois concomitantes, qui se sont déroulée sur 2 ans : d’abord une prise de conscience assez générale, puis la création d’un espace d’échange entre les élèves et l’administration, ensuite un état des lieux et une concertation, et enfin la mise en place de premières actions et d’un financement.
Était-ce une volonté commune ? Une envie, une conscience partagée ?
Sans trop se concerter initialement, plusieurs groupes d’élèves, d’alumnis et de professeur.e.s ont cherché à convaincre l’administration de l’urgence d’adapter notre cursus. En quelques mois il y a eu un foisonnement d’actions assez diverses : des sondages sur l’opinion des étudiants, des rencontres avec des professeurs pour discuter de leurs cours, des projets de nouveaux enseignements… Toutes ces initiatives, assez désorganisées initialement, ont montré qu’il y avait des attentes très fortes des élèves, et la direction y a été sensible. Cette phase a été assez chaotique, et longue, voire parfois décourageante.
Avec le recul, ce qui a bien fonctionné du côté des actions étudiantes, ce fut de montrer à l’administration que nous, étudiant.e.s, nous pouvions être force de proposition. Que nous n’étions pas contre eux mais que nous voulions travailler avec eux, que tout le monde y gagnerait.
Comment vous y êtes-vous pris pour vous faire entendre de l’administration et de la Direction ?
Nous avons évité les pétitions ou ce genre d’actions trop en opposition ou trop agressives. Nous avons plutôt essayé d’être diplomates, de leur envoyer des propositions concrètes très réfléchies et argumentées et qui prenaient en compte leur vision du cursus. Nous avons aussi appuyé nos propositions par des sondages pour gagner en légitimité.
Comment ont-elles réagi face à ce désir de changement naissant ?
La Direction a peu à peu pris plusieurs mesures, et l’une des premières fut de créer des commissions sur le sujet pour analyser la situation. Certain.e.s membres de ces commissions nous ont invité à y participer, car ils connaissaient notre volonté d’agir. Ce fut une première reconnaissance de l’importance de l’avis des étudiants.
Une autre mesure de l’école fut de créer le poste de Référent.e Développement Durable, un membre de l’administration qui gère plus spécifiquement ces questions et qui est en contact assez directe avec la Direction.
Comment avez-vous accueilli cette première démarche ?
Cela nous a donné l’idée de demander la création d’un poste équivalent, mais pour les élèves : un intermédiaire entre la direction et les étudiants, qui transmette les demandes des deux parties, et qui garantisse un dialogue constructif et coopératif. Cette proposition, fut acceptée, et c’est ainsi que 3 postes de « Délégué.e Elève Développement Durable » furent créés. Et pour aider ces Délégué.e.s et leurs Suppléant.e.s, nous avons créé un groupe de travail avec un nom un peu barbare : le Groupe de Réflexion pour l’Intégration de la Transition Écologique dans le Cursus (GRITEC). Entre les premiers échanges avec l’administration et l’officialisation des délégués, il s’est passé un an environ (et oui, cela prend du temps !).
Les nominations n’ont d’intérêt que si derrière il y a des actions potentielles… Quels ont été les travaux concrets menés par la Direction et le GRITEC ?
Tout d’abord, la Direction a fait un bilan de ce qui était déjà fait, afin de mieux identifier les points de satisfaction. Tous les cours ont donc été évalués afin d’identifier ceux qui traitaient du Développement Durable – à partir de la définition des Objectifs de Développement Durable de l’ONU. Les résultats : certains cours traitaient déjà des enjeux environnementaux et sociaux, ce qui est déjà positif. Mais pour nous, ces cours manquaient de cohérence entre eux, certains sujets n’étaient abordés nulle part, et une bonne partie des élèves rataient les cours les plus formateurs.
Cet état des lieux a permis de se poser les bonnes questions : comment réellement former les ingénieurs au changement climatique, à la crise de la biodiversité, à l’épuisement des ressources ? Quelles compétences et quelles connaissances ? Et pour quel.le.s étudiant.e.s – tous les étudiant.e.s ou seulement les plus motivé.e.s ? Ces questions ont entrainé toute une réflexion chez les étudiant.e.s comme au sein de l’administration…
Et quelles ont été les conclusions de ces réflexions ?
La Direction comme les étudiant.e.s, nous étions d’accord que tou.te.s les étudiant.e.s doivent être formé.e.s en fonction de leur spécialisation. Après plusieurs semaines de débats notre groupe de réflexion a identifié plusieurs axes : une formation aux enjeux, une formation aux outils de mesures d’impact pour l’ingénieur et une formation plus spécifique en fonction du choix de spécialisation.
Il nous a également semblé clair que nous devions à la fois améliorer les cours existants qui s’y prêtaient, et proposer de nouveaux contenus sur les sujets qui n’étaient traités dans aucun cours. A la fois une démarche d’amélioration continue et des innovations.
Avec ces axes et ces deux démarches, nous avons établis plusieurs groupes de travail et toute une liste de propositions concrètes à faire à la direction des études. Ces propositions sont ensuite transmises au Référent Développement Durable et aux professeur.e.s ou membres de l’administration compétents. D’expérience, discuter directement de ces idées avec les personnes concernées est le plus efficace. Néanmoins, il nous arrive de rédiger ces propositions sous forme de rapport car le travail semble plus sérieux et construit, et il en reste une trace.
Qu’avez vous obtenu ?
L’administration, avec le soutien de la fondation CentraleSupélec, a tout d’abord débloqué des fonds (près de 100 000 euros) pour financer de nouveaux projets pédagogiques en lien avec la Transition.
Sur la partie sensibilisation, indépendamment de notre groupe étudiant.e.s, des professeur.e.s se sont mobilisé.e.s pour « La rentrée du Climat » – et la Fresque du Climat ainsi que des activités sur les propositions du Shift Projet sont rentrées dans le programme de première année, et ont été un succès auprès des étudiant.e.s.
Ensuite, l’administration a demandé aux délégué.e.s de lui transmettre chaque semestre les propositions d’amélioration des cours qui s’y prêtent. Et elle a accepté de créer un nouveau cours d’introduction à la climatologie (6h en 2ème année). L’objectif : que tous les étudiant.e.s aient une base scientifique pour comprendre les mécanismes du changement climatique et les enjeux pour notre société.
En parallèle, l’administration réfléchit à modifier le socle officiel de compétences du diplôme afin d’y inclure des compétences liées à l’environnement.
Toutes ces actions montrent une forme d’engagement officiel de la part de l’école, et nous espérons que cette position plus officielle va alimenter le mouvement initié – car il reste encore des choses à faire !
Considères-tu qu’il y ait des limites à la mise en place de ce projet ?
Bien sûr, notre démarche a quelques défauts : en tant qu’étudiants, nous ne sommes pas spécialistes des enseignements que nous voudrions améliorer, certains professeur.e.s n’ont pas les connaissances ou le temps pour faire évoluer leur cours, certains cours sont déjà très denses…. Et surtout, une partie des enseignements ne se prête tout simplement pas à l’intégration des enjeux environnementaux : des cours très techniques (traitement du signal), ou très théoriques (physique quantique…) ne peuvent pas intégrer ces enjeux car aucun lien. Vouloir à tout prix y ajouter des parties de cours, des exemples, des exercices en lien avec le climat risque d’être contreproductif, de saturer les étudiants.
As-tu un conseil pour tou.te.s les étudiant.e.s qui voudraient rentrer à leur tour en contact avec leur administration ?
Tout cela a réellement été permis par un mouvement général, et c’est le conseil que je donnerais à tou.te.s les étudiant.e.s qui veulent aussi faire évoluer leurs cours : rassembler tous les étudiant.e.s, professeur.e.s, membres de l’administration qui veulent aussi faire changer les choses, et travailler ensemble (même si mettre tout le monde d’accord peut prendre du temps !)
Tout le travail d’identification des attentes, d’état des lieux, de réflexion sur un cursus idéal et sur un cursus réaliste, et de sondage des étudiants est aussi très important : cette réflexion permet de passer de la contestation à des propositions réalisables (la diplomatie, ça a du bon).
Enfin : ne baissez pas les bras ! Tout établissement a une inertie, et il y a toujours des réfractaires, mais ce mouvement dépasse juste l’échelle de votre établissement, et tous les cursus finiront forcément par évoluer et devenir « green again » comme le dit le REFEDD.
Propos recueillis par Pauline Hury, assistante communication au REFEDD