“La course vers les véhicules zéro émission”. C’était le nom d’une conférence organisée au cours de la journée des Dialogues sur le climat consacrée aux transports. Le traitement de la problématique en deux tables rondes séparant acteurs privés et publics et son inscription dans la notion restrictive de “véhicule zéro émission” ont orienté les échanges sur la voiture électrique.
La voiture, principale source des émissions des transports
On sait que les transports représentent un quart des émissions mondiales de CO₂. En Europe ce chiffre s’élève à un tiers, dont 60,7 % dus aux voitures.
Les voitures émettent du CO₂ quand elles sont produites, lorsqu’elles circulent et au moment de leur élimination. La quantification de ces impacts s’appelle l’analyse en cycle de vie (ACV), indispensable quand on se pose la question du carbone émis par un produit. L’analyse en cycle de vie a peu été mentionnée dans cette conférence ; ses résultats atténuent fortement l’intérêt de la voiture électrique, dont il a en revanche beaucoup été question.
- A la fabrication, une voiture électrique émet environ 2 fois plus de gaz à effet de serre qu’une voiture thermique. Cette différence s’explique notamment par la production des batteries, qui repose sur l’extraction de métaux tels que le lithium, le manganèse ou le cobalt. Ces activités minières consomment beaucoup d’eau, polluent les sols et impliquent notamment l’émission de substances acidifiantes à l’origine des pluies acides.
- L’impact carbone des véhicules électriques en fin de vie pourrait être lourd : le recyclage des batteries reste bien incertain. De plus, en l’état, les batteries ont une durée de vie limitée, de 10 à 20 ans.
- Enfin, à l’usage, l’impact carbone des véhicules électriques est fonction de la façon dont l’électricité qu’ils consomment est produite. S’il s’agit de charbon, au premier rang de la production mondiale d’électricité (35%), les émissions des voitures électriques seraient environ un tiers plus importantes que celle d’une voiture thermique. Mais si la production d’énergie est peu carbonée, comme en France, les véhicules électriques pourraient émettre 15 fois moins que leurs équivalents thermiques. Cependant, d’après l’association Résistance Climatique, si l’ensemble du parc automobile devait être remplacé par de l’électrique, il faudrait augmenter la production d’électricité de 20%. Soit près de 11 réacteurs nucléaires supplémentaires.
Véhicule particulier et “véhicule zéro émission”, une contradiction irrémédiable
En fait, le principal problème de la voiture tient à ce que c’est un mode de transport individuel. À moins que l’on en promeuve le partage, comme dans ces petits villages où la municipalité met une voiture électrique à disposition de ses habitant·e·s. Car au fond, la voiture n’est pas un problème en soi, contrairement à son usage hégémonique.
Avec la voiture individuelle, l’impact carbone à toutes les étapes de la vie du véhicule est multiplié par le nombre de voitures détenues. Or, plus d’un milliard de voitures circulent dans le monde, un chiffre qui ne cesse d’augmenter.
De très loin le principal obstacle à une mobilité bas carbone, le véhicule particulier était pourtant au centre de cette conférence intitulée “la course aux véhicules zéro émission”. La notion de “véhicule zéro émission” (VZE), très en vogue outre-Atlantique, désigne un véhicule qui ne produit pas de gaz d’échappement quand il circule. Une considération qui ne dit rien sur son impact réel, dont ne peut rendre compte qu’une approche ACV.
Des alternatives au système intenable du transport individuel motorisé existent
Il existe néanmoins des véhicules personnels qui émettent “zéro carbone” à l’usage, et très peu à la fabrication. Le vélo par exemple, dont la fabrication produit en moyenne 240 kg de gaz à effet de serre. Ce chiffre passe à 15 tonnes pour une voiture électrique, d’après une étude approfondie relayée par l’Ademe. En comparaison, pour respecter les engagements de l’accord de Paris, les émissions individuelles par an ne devraient pas dépasser 2 tonnes. Ce n’est pas à dire que le vélo peut remplacer la voiture en tout point. Mais un tiers de la population française a ses activités quotidiennes à moins de 9km du domicile, soit un trajet de 30 minutes à vélo. Pourtant, certain·e·s continuent à n’utiliser que la voiture.
Surtout, les transports collectifs s’avèrent beaucoup plus sobres en émissions de GES que les véhicules particuliers.
Pourtant, au cours de cette conférence empêtrée dans la notion de “véhicule zéro émission”, il n’a pas été question de vélo, ni d’autres moyens de transports à très forte efficacité énergétique. Et les transports collectifs, qui peuvent très bien être des “VZE”, n’ont été évoqués qu’en marge de la conversation. En fait, les échanges ont porté sur la voiture électrique. La “course aux véhicules zéro émission » proposée était une course automobile, courue en voiture individuelle.
Dialogues sur le climat ou apartés des secteurs privé et public ?
La recherche suggère que l’atteinte des objectifs de l’accord de Paris dans le domaine de la mobilité nécessite de combiner 3 leviers : politiques publiques, évolutions technologiques et changement de comportements. Les seules évolutions technologiques permettraient au mieux de diviser les émissions par 2, tout comme l’adoption de comportements sobres. Il faudrait pourtant qu’elles soient divisées au moins par 4, voire 6.
Cette nécessité de combiner les moyens d’action s’est peu ressentie au cours d’une conférence tenue en deux temps distincts. D’abord, une table ronde des acteurs privés a rassemblé une directrice financière de Volvo Cars, un directeur de l’innovation de Schneider Electric et un directeur de Baillie Gifford, une société d’investissement. Dans un second temps, trois représentant·e·s de l’administration publique locale ont pu s’exprimer : le Gouverneur de Californie, au cours d’une vidéo d’environ une minute ; puis le vice-président de la commission du dialogue et du développement de l’État de Delhi et la directrice générale de la politique des entreprises, de la projection internationale et de l’emploi de Navarre.
La main invisible (et verte) du marché ?
La société civile, partie manquante du trinôme de la transition vers une mobilité bas carbone, était absente du panel des intervenant·e·s, mais pas de leurs considérations. Privilégiant le terme de consommateur·trice·s, le directeur de l’innovation de Schneider Electric a expliqué qu’il·elle·s mèneraient la transition énergétique : “on n’évolue pas vers un monde plus durable en remplaçant les centrales par des panneaux solaires, ou du moins, ce n’est pas suffisant. Tout vient des consommateurs, de la demande et des businesses”. Selon lui, “les consommateurs vont se rendre compte, d’ici quelques années, que les voitures électriques ont plus d’autonomie, sont plus fun à conduire, et sont moins chères, même sans subventions”.
Compte tenu de la composition de ce premier panel, la question de la capacité du marché à absorber la production croissante de voitures électriques était donc au cœur des débats, au détriment des leviers de transition vers une mobilité bas carbone, tels que la sobriété dans les usages, la modération des transports ou le partage et le taux de remplissage des véhicules. Enfin, la question cruciale des choix modaux ne se posait pas. Ç’aurait été interroger le paradigme du tout voiture.
La directrice financière de Volvo s’est voulue rassurante quant à la préoccupation à l’ordre du jour. “Les consommateurs ont été résolus et cohérents dans leur demande de véhicules électriques. La demande a été solide et constante tout au long de la pandémie […]. C’est encourageant et plus rapide que nous le pensions”. Le directeur de Baillie Giffor confirme en évoquant une progression exponentielle et des “gros chiffres” en perspective : “d’un point de vue d’investisseurs, les meilleurs rendements ne sont pas derrière nous”.
Des véhicules bas carbone, à condition de produire de l’énergie et des batteries à faible impact
La question de l’offre et de la demande résolue, les intervenantes soulignent toutefois les défis qui attendent la voiture électrique, désignée “véhicule zéro émission”. “Nous ne sommes pas inquiets sur la capacité de l’industrie à produire suffisamment de voitures électriques pour renouveler le parc automobile, nous y parviendrons dans les 4 à 5 ans. Il faut cependant que les batteries soient produites durablement. Et de l’énergie verte doit être produite pour charger ces voitures”. Et tant pis si ces conditions permettant de maintenir l’hégémonie de la voiture reposent sur des hypothèses très incertaines et sont extrêmement longues et coûteuses à réaliser.
Le signal ainsi envoyé par l’industrie de l’automobile et par la finance parait clair. La “course aux véhicules zéro émission” sera courue selon leurs plans.
Et le rôle des gouvernements, notamment au niveau local ?
Qu’en on dit les intervenant·e·s de la seconde table ronde, issu·e·s du secteur public ? Le gouverneur de Californie a insisté sur la volonté de son État à “utiliser son pouvoir de marché pour conduire la nation et le monde vers un avenir plus vert”. Il a partagé une vision plus globale du chemin à parcourir en matière de véhicules bas carbone, en mentionnant la nécessité de combiner politiques publiques, investissements massifs et technologies de pointe. Cette “démarche audacieuse” ne remet pas pour autant en cause le système du transport individuel motorisé. L’objectif que s’est fixé la Californie pour 2035 est que “100% des voitures particulières et des camions vendus soient des véhicules zéro émission”.
Du côté de l’État de Delhi, dans un climat d’urgence sanitaire dû à la détérioration de la qualité de l’air, on ne voit pas non plus d’autre issue que le renouvellement du parc de véhicules. La différence majeure tient à ce que les véhicules à l’origine du gros de la pollution ne sont pas les voitures, mais les deux-roues, qu’il s’agit aussi de remplacer. L’objectif de la capitale de 20 millions d’habitant·e·s est d’atteindre 500 000 véhicules électriques fonctionnant grâce à des énergies renouvellables d’ici 2024. “L’ensemble des politiques de mobilité ciblent ceux en bas de la société […]. Il s’agit de politiques conçues pour les deux-roues, pour les banlieusards (NDT : commuters)”. Le vice-président de la commission du dialogue et du développement de Delhi a détaillé ces mesures : incitations fiscales et non fiscales à l’achat d’un véhicule électrique, soutien au déploiement des bornes de recharge, campagne massive pour informer des bienfaits des véhicules électriques en matière de coût et de santé, et création d’emplois locaux dans la filière de la mobilité électrique.
Des difficultés à partager un projet d’avenir, vu les contraintes présentes de “développement territorial”
La capacité du territoire à attirer de grands acteurs économiques et technologiques a également pris une place importante dans l’intervention de la directrice générale de la politique des entreprises de Navarre. Elle a évoqué les opportunités industrielles offertes par son territoire “en lien avec la voiture électrique”, citant “l’intelligence artificielle, la blockchain”, etc. Le fait qu’une directrice du marketing territorial participe à une table ronde sur les véhicules bas carbone et en parle sous cet angle peut surprendre. Mais c’est sûrement révélateur de la manière dont les collectivités publiques adoptent de grandes orientations politiques : sous l’influence de grands groupes industriels et sous la pression d’une concurrence territoriale accrue.
Cela pourrait être une explication à la façon dont la question des “véhicules zéro carbone”, question rhétorique en réalité, est abordée dans une table ronde organisée pour “accélerer une transition 100% sans émissions au niveau mondial”.
Article rédigé par Gabriel Goll, membre de l’équipe qui suit l’actualité en lien avec la COP26.