La sécheresse en cours en Espagne interroge sur la durabilité de son système agroalimentaire. En effet, des scientifiques font le lien entre les pratiques agricoles et l’accentuation des effets du dérèglement climatique. Pour répondre à cette situation critique, les pouvoirs publics doivent agir, et une expérience démocratique récente leur donne des pistes.
L’Agence d’État météorologique espagnole (AEMET) a enregistré, le 27 avril dernier, le nouveau record de chaleur pour un mois d’avril à Cordoue : 38,8°C. D’un point de vue plus général, les températures du mois d’avril 2023 sont supérieures de 15 degrés par rapport aux moyennes de saison du pays.
C’est un constat très alarmant, et qui accompagne sur le devant de la scène médiatique la situation de sécheresse qui dure depuis deux ans et demi dans la péninsule ibérique. L’humidité des sols ne dépasse pas 10% sur plus de 90% du territoire. L’Espagne est donc dans une situation de danger de désertification, 74% du territoire est concerné, dont 18% avec un risque élevé ou très élevé.
L’accentuation de la sécheresse par des pratiques agricoles néfastes
Le géologue Julio Barea alerte sur le rôle que l’agriculture a joué dans l’assèchement des sols : “Être le potager de l’Europe finira par nous condamner, dans pas très longtemps, à être le pays le plus désertifié”.
Marta G. Rivera Ferre, chercheuse en industrie agroalimentaire et auteure du GIEC, précise que c’est l’agriculture industrielle qui favorise les sécheresses et les canicules. Dans les dernières décennies, le nombre d’exploitations agricoles a fortement baissé en Europe, et notamment en Espagne qui en a perdu presque un quart entre 1999 et 2009. Cet exode rural a laissé place à de très grandes exploitations qui se spécialisent dans des monocultures de plantes non-indigènes, donc non-adaptées au climat méditerranéen, et utilisent des intrants chimiques.
Ce nouveau modèle s’est fondé sur l’irrigation. Il permet un meilleur rendement, et parfois plusieurs récoltes par an. Cependant, cela exige énormément d’eau et implique la création d’immenses retenues, il en existe environ 1200 en Espagne, qui mettent les nappes phréatiques en situation de stress hydrique. Par exemple, le parc naturel de Doñana, sorte de Camargue andalouse, voit ses lagunes asséchées pour l’irrigation des 8000 hectares de plantation de fraises installés autour de cet écosystème fragile.
Face à cette situation critique, une transformation profonde du système agro-alimentaire actuel semble plus que nécessaire. Cela fait écho au travail de l’assemblée citoyenne pour le climat espagnole qui a rendu, l’année dernière, des recommandations sur le sujet.
Les recommandations de l’assemblée citoyenne espagnole pour changer de modèle agricole
Les 22 et 23 mai 2022, l’assemblée climatique espagnole se réunissait une dernière fois pour finaliser ses recommandations. Elle avait été instituée par la loi du 20 mai 2021, et le gouvernement avait donné pour mandat à 100 citoyen.ne.s tiré.e.s au sort de répondre à la question suivante : “Une Espagne plus juste et résiliente face au changement climatique, comment faire ?”.
À l’issue de cinq sessions d’auditions d’experts et de débats sur cinq thèmes, dont “l’alimentation et l’usage des sols”, les citoyen.ne.s ont élaboré 172 recommandations. Celles-ci ont ensuite été recensées dans un rapport rendu public, puis présentées au Congrès espagnol et au gouvernement. Elles sont aujourd’hui en passe d’être présentées à chacune des communautés autonomes (équivalent des régions dans l’organisation administrative espagnole).
Pour promouvoir la transition agro-écologique dont l’Espagne a besoin, les membres de l’Assemblée pour le climat ont mis en avant quatre pistes.
- Intégrer le principe pollueur-payeur aux politiques publiques agro-écologiques
D’abord, il faudrait que les politiques publiques visant à réduire l’impact environnemental du système alimentaire intègrent le principe pollueur-payeur. C’est à dire que la réparation, ou du moins l’indemnisation, des dommages liés aux mauvaises pratiques agricoles, comme l’usage de pesticides, soit à la charge du pollueur et pas à la charge des pouvoirs publics. Cela se traduirait par l’élaboration de sanctions administratives plus sévères, et par l’incrimination de l’écocide dans le Code pénal espagnol.
- Mettre en place des incitations fiscales pour encourager les bonnes pratiques
En outre, les membres de l’Assemblée voudraient que ces mécanismes de sanction s’accompagnent d’un encouragement fiscal à adopter de bonnes pratiques. Parmi celles-ci, des réductions d’impôt profiteraient aux exploitations qui suivraient un catalogue de bonnes pratiques, par exemple développer et améliorer le Label d’agriculture biologique, qui devrait être mis en place.
- Mettre en place des cultures plus adaptées à chaque écosystème
Les membres de l’assemblée citoyenne pour le climat sont arrivé.e.s au constat qu’il faudrait revenir à la culture de variétés traditionnelles, plus adaptées au climat méditerranéen, et éliminer progressivement la production et l’importation de produits génétiquement modifiés.
L’objectif serait aussi de mettre fin à la monoculture et d’encourager l’établissement de systèmes de production agricole territorialisés avec des formats mixtes entre culture, élevage et agro-foresterie afin de permettre un rétablissement de la biodiversité.
- Limiter progressivement l’élevage industriel et promouvoir la pêche durable
Pour finir, parvenir à un système agro-écologique passerait, d’après ces recommandations, par la limitation de l’élevage industriel et la promotion de la pêche durable. Ce faisant, les émissions de gaz à effet de serre dues au transport du bétail seront réduites et plus de surfaces agricoles seraient disponibles pour les cultures destinées à l’alimentation humaine. De son côté, la pêche durable permettrait d’accompagner la restauration des milieux marins, laisserait le temps aux populations de poissons de se reconstituer, et mènerait à une réduction des émissions de gaz à effet de serre liées à la pêche industrielle.
Ces recommandations ont le mérite d’être détaillées et ambitieuses, mais elles n’en restent pas moins non contraignantes pour les pouvoirs publics. Elles indiquent seulement une marche à suivre pour les prochaines années de lutte contre le dérèglement climatique, les membres de l’assemblée et la société civile doivent encore poursuivre leur plaidoyer pour que le gouvernement espagnol suive leur tracé.
1-Lien du tweet de l’AEMET : https://twitter.com/AEMET_Esp/status/1651732180081561600?cxt=HHwWgMC-ndTqkOwtAAAA
2- MOREL, Sandrine, “Confrontée à une canicule sans précédent et à une sécheresse majeure, l’Espagne s’interroge sur sa gestion de l’eau”, Le Monde, 28 avril 2023
3- ibid.
4- ibid.
5-RIVERA FERRE Marta G., « ¿Cuál ha sido la transformación del sistema alimentario en las últimas décadas? », Blog de la asamblea ciudadana para el clima, 16 mai 2022
6- MOREL, Sandrine, “En Espagne, la culture intensive de la fraise menace la zone humide de Doñana, patrimoine de l’humanité”, Le Monde, 28 avril 2023
7-Pour plus d’informations sur le fonctionnement de l’Assemblée citoyenne pour le climat, vous pouvez consulter le site institutionnel dédié : https://asambleaciudadanadelcambioclimatico.es
8-Rapport final des recommandations de l’Assemblée citoyenne pour le climat, disponible en espagnol et en anglais sur le site institutionnel.
Article rédigé par Sacha Boutboul