Dark Waters, Rouge : Le cinéma au service des enjeux environnementaux

Le pouvoir que le cinéma pourrait avoir sur la transition écologique est immense. Alors que l’on parlait de “green crime fiction”, avec la multiplication des romans policiers mettant en avant une menace environnementale, ce thème envahit aussi nos écrans. Vingt ans après Erin Brockovich, le thriller écologique devient un genre cinématographique à part entière et met en lumière des événements tirés de faits réels pour dénoncer les pratiques polluantes de l’industrie…

Dark Waters : lumière sur un empoisonnement mondial

Début 2020, alors que la crise sanitaire du covid-19 sévit, Dark Waters de Todd Haynes sort en salle et quelques français chanceux parviennent à le visionner avant le confinement.

L’histoire :

Nous sommes en 1999. Un avocat de Cincinatti reçoit l’appel d’un fermier bourru de sa ville natale en Virginie Occidentale, Wilbur Tennant, qui affirme connaître sa grand-mère. Ses vaches ont été décimées par un mal étrange, son exploitation étant située à proximité d’un site appartenant à l’entreprise de produits chimiques DuPont. Mais l’avocat, loin de représenter des particuliers, défend justement les grands groupes comme DuPont. C’est donc contre l’avis de tous ses proches qu’il accepte l’affaire. Il se nomme Robert Bilott, et aujourd’hui encore, il se bat pour exposer les dangers du téflon sur l’environnement et sur les individus. 

Cette histoire incroyable est relatée en 2016 dans l’article “The Lawyer who became DuPont’s worst nightmare” du journaliste du New York Times Nathaniel Rich, qui inspire l’acteur Mark Ruffalo et le pousse à contacter Bilott pour en faire un film. Réalisé par Todd Haynes, c’est par son atmosphère pesante, souvent effrayante que Dark Waters dénonce de manière quasi documentaire les pratiques inhumaines d’un groupe industriel. Cette atmosphère constitue l’un des partis pris les plus intéressants du film : toutes les scènes avec le fermier Wilbur Tennant sont glaçantes, de la mort de son troupeau de vaches à ses problèmes de santé grandissants dus à son exposition aux produits toxiques, on assiste au déclin d’un homme courageux, un lanceur d’alerte que l’acteur Bill Camp rend convaincant et tragique.

Robert Billot (Mark Rufalo) et Wilbur Tenant (Bill Camp) constatent le décès du troupeau.

La course contre DuPont

Le destin funeste de Wilbur Tenant et de sa ferme sont liés au scandale sanitaire qui trouve ses racines dans un composé chimique largement utilisé par l’industrie. Le PFOA, pour acide perfluorooctanoïque, est un composé perfluoré. Il est utilisé en tant que revêtement pour rendre les poêles et autres ustensiles de cuisine anti-adhésives. C’est également un produit toxique, responsable de plusieurs types de cancers, troubles thyroïdiens et maladies congénitales. Depuis 2015, la marque Tefal déclare ne plus utiliser de PFOA pour ses poêles. Dark Waters expose la découverte de cette toxicité et la lutte d’une poignée de personnes qui refusent d’être réduites au silence par un géant industriel aux pratiques criminelles. 

A mi-chemin entre le drame social et le thriller juridique, Dark Waters a permis d’éveiller notre conscience sur un scandale sanitaire d’une ampleur sans précédent. Une entreprise toute puissante  entraîne la contamination de milliers d’habitant.e.s en déversant des tonnes de PFOA dans des fosses, à partir desquelles la nappe phréatique locale finit par être infiltrée. Cela paraît difficile à croire, et pourtant, ce n’était que le début du problème:  aujourd’hui, on retrouve le PFOA dans le sang de millions d’êtres humains. Une étude révèle que près de 98% des Américains en possèdent un très fort taux. En France, l’étude Esteban montre que 100% des participants, enfants comme adultes, en sont aussi victimes. 

Une réalisation impeccable pour un impact décuplé

Certains personnages du film sont de vraies victimes du scandale, comme William « Bucky » Bailey, né avec des malformations dues aux agissements de DuPont. Haynes recrute aussi des acteurs non-professionnels de Virginie Occidentale. Cette approche réaliste est sublimée par une image sombre, un casting impeccable et une noirceur de polar rural. La lutte de Robert Billot, seul contre tous, déclenche chez lui une paranoïa qui influe sur sa santé et inquiète son épouse : il en vient même à craindre que son enfant à naître ait des problèmes de santé liés au téflon. Son anxiété rejaillit sur le spectateur et accentue le sentiment de trahison d’une société entière : comment l’entreprise qui fabrique nos ustensiles de cuisine a-t-elle pu dissimuler une telle menace sur la santé et l’environnement ?

Brillamment réalisé par Todd Haynes, le film est porté par Mark Ruffalo, phénoménal dans le rôle de Robert Billot. Militant écologiste, l’acteur s’investit corps et âme, se rendant méconnaissable pour jouer le “pire cauchemar de Dupont”. Sa performance habitée apporte une dimension haletante à ce thriller qui appelle les grands groupes et les citoyens à l’action face à l’urgence environnementale.

Rouge : Un vrai film militant

Le film Rouge de Farid Bentoumi partage cette manière jusqu’ici très américaine de faire passer des idées sociétales par la fiction. Beaucoup plus féminin que Dark Waters, Rouge est une réussite à la française, sortie le 25 novembre 2020. 

Les boues rouges rejetées sur le site de stockage de Mange-Garri par Alteo

Il narre l’histoire de Nour, une jeune infirmière qui retourne s’installer chez son père, suite à une erreur ayant coûté la vie de l’une de ses patientes. Elle y retrouve sa sœur sur le point de se marier et leur père, un homme solide sur lequel elles peuvent compter. Lorsque Nour prend le poste d’infirmière de l’usine où son père est employé depuis de nombreuses années, elle découvre que son nouveau lieu de travail cache de sombres secrets. Elle se retrouve alors confrontée à un dilemme : fermer les yeux comme son père ou dénoncer les pratiques dangereuses du pilier de l’économie de la ville.

Le scandale Alteo

Rouge s’inspire aussi d’un scandale écologique, celui de l’usine Alteo de Gardanne dans les Bouches-du-Rhône qui rejettait ses déchets dans la Méditérannée. Prenant la forme de boues rouges, ils sont suspectés d’être toxiques et radioactifs. 

Depuis fin 2015, Alteo a cessé ses rejets en mer de « boues rouges » solides. Ils sont désormais stockés sur un terrain, sur le site de Mange Garri, à Bouc-Bel-Air. En d’autres termes, le problème a été déplacé. La colère est montée pour les riverains lorsque le 8 avril 2018, une tempête a entraîné un nuage de poussière ocre, provenant du site de stockage de l’usine Alteo à Mange-Garri. Plusieurs centaines d’habitations ont été colorées en rouge. L’événement a bien montré que la pollution aux boues rouges persiste, et a poussé huit plaignants à saisir le procureur de la République d’Aix-en-Provence. Ils ont pris la décision de ne pas porter plainte contre Alteo mais contre X, car selon eux, l’Etat est également responsable pour avoir laissé Alteo continuer à déverser ses déchets dans la nature, privilégiant le maintien de l’emploi. 

Rouge s’intéresse de près à cette problématique, et bien que les lieux et les personnages ne soient pas les mêmes, il souligne que dénoncer des dangers écologiques tout en maintenant l’emploi est loin d’être évident. Si le personnage de Nour incarne la droiture et la justice alors qu’elle se bat pour la santé des employés de l’usine et pour leur environnement, celui de son père, Slimane, représente le courage ouvrier et la persévérance en voulant préserver à tout prix l’emploi de ses collègues qu’il considère comme sa famille. Les deux positions s’opposent mais finissent par se rejoindre lorsque Slimane comprend que se battre pour ses collègues revient à stopper les agissements de l’usine. 

Sami Bouajila et Zita Hanrot, dont l’alchimie et le talent crèvent l’écran, donnent vie à ce scandale écologique qui vous fera surement sortir de la salle (ou de votre salon) en débattant et en vous posant encore plus de questions. 

Farid Bentoumi était intéressé par la problématique de la gestion des déchets, et c’est en découvrant les accusations qui planent au dessus de l’usine de Gardanne qu’il s’est rendu compte de l’aspect très cinématographique de ces boues rouges qui continuent d’interpeller les riverains et les scientifiques. Il précise dans l’entretien du dossier de presse de son film : “le rouge, c’est la salissure, mais aussi le sang, la blessure et puis la couleur politique de l’engagement syndical”. De cette manière, Bentoumi parvient à exposer les pratiques des grands groupes chimiques dans un thriller réaliste mais dont les images sont esthétiquement marquantes et sensationnelles. 

Le pouvoir du cinéma

Alors que les recettes engendrées par les films ont longtemps semblé être l’indicateur principal de leur valeur et de leur succès, leur message écologique occupe aujourd’hui une place capitale. Surtout que ces deux aspects ne sont pas incompatibles : Dark Waters a remporté 23 millions de dollars au box office, malgré le contexte sanitaire.

La sensibilisation du public aux enjeux environnementaux passe donc par ces documentaires, ces biopics, ces drames juridiques et ces fictions qui exposent les pratiques de l’industrie et mettent en avant l’urgence climatique. Par des arcs narratifs prenants et convaincants, le cinéma peut éveiller les consciences et inciter les spectateurs à quitter leurs sièges pour devenir des acteurs du changement.

Article rédigé par Emma Charmant, volontaire en service civique au RESES.

Sources :

The Lawyer Who Became DuPont’s Worst Nightmare – The New York Times (nytimes.com) 

Dark Waters and the True Story of Lawyer Mark Bilott | Time

Dark Waters – la critique du film (avoir-alire.com)

A Gardanne, Alteo devrait être fixée sur son sort mardi (lemonde.fr)

Pollution : Gardanne et Bouc Bel Air toujours impactées par les poussières rouges (francetvinfo.fr)

Festival Lumière 2020 : le vibrant Rouge de Farid Bentoumi | LeMagduCine

https://www.advitamdistribution.com/films/rouge/