Focus COP 26 – La place de l’industrie lourde dans la neutralité carbone

« Ça n’a pas d’intérêt de s’intéresser aux solutions proposées par les géants de l’industrie lourde : on ne peut pas demander à la source du problème d’en être la solution ». Ce genre de phrases, je me suis moi aussi surpris à les prononcer. C’est peut-être vrai, mais j’ai voulu apprendre ce qui se passe en ce moment dans l’industrie lourde des propres mots des industriel·le·s, en participant à des dialogues en ligne intitulés « Race To Zero » : littéralement, course vers zéro émission nette de gaz à effet de serre (GES). J’ai ainsi pu éviter de leur prêter de fausses intentions, mais il semblerait tout de même que derrière des bonnes intentions de façade, il y ait toujours les mêmes schémas de pensée qui empêchent de vraies solutions d’émerger.

Comme nous avons pu vous l’expliquer auparavant, la COP 26 est reportée d’un an. Cet article s’inscrit dans le suivi par le REFEDD de l’évènement « Race To Zero » et repose en majorité sur ce qui s’est dit le deuxième jour, consacré au secteur de l’industrie, que vous pouvez aller consulter.

Qu’entend-on par industrie ?

La place de l’industrie dans les émissions de gaz à effet de serre n’est plus à prouver (28% des émissions de gaz à effet de serre, cf. Figure 1) et il est donc normal d’avoir une journée consacrée à cet énorme secteur dans les dialogues consacrés à la course pour la neutralité carbone.

L’industrie regroupe beaucoup d’acteurs et par conséquent, il y a beaucoup de choses à dire, qui ne peuvent être résumées brièvement. Dans cet article, nous parlerons surtout de l’industrie lourde, qui regroupe entre autres l’industrie de la métallurgie (acier, aluminium), de la chimie, ainsi que les mines et la production d’électricité.

Spécificité de l’industrie lourde

L’industrie lourde est souvent le premier maillon de la chaîne de production d’un produit : si on n’a pas de réduction des émissions à ce niveau, avoir une production décarbonée semble compromis. 

Pourtant, par la nature même de ce que l’industrie produit, la transition peut s’avérer plus compliquée que pour d’autres secteurs de l’industrie. De plus, l’industrie lourde va souvent de pair avec de grandes infrastructures (plateforme d’extraction offshore, usine de métallurgie, centrale thermique, …) qui peuvent demander du temps à s’adapter à de nouvelles méthodes techniques ou organisationnelles, ainsi qu’avec des savoir-faire bien précis qui peuvent demander du temps pour être revalorisés.

Les défis de l’industrie lourde

Passons en revue les défis de l’industrie lourde et de l’industrie en général qui ont été mentionnés lors des dialogues.

Le premier défi de l’industrie, et celui le plus discuté, est sans nul doute celui de la transition énergétique. Il s’agit donc de trouver des sources d’énergie plus vertes. L’hydrogène (vert et compétitif) occupe beaucoup les esprits et semble être destiné à jouer un rôle important, mais ça n’est pas la seule alternative qui est étudiée. Il y a ainsi toute une panoplie de nouvelles technologies qui en sont à des stades plus ou moins matures d’avancement. On peut penser à la biomasse, au stockage d’électricité ou à la valorisation des déchets et du carbone.

Pour réaliser cette transition, certain·e·s intervenant·e·s se sont également exprimé·e·s sur la nécessité d’avoir une concurrence juste, notamment pour garder des prix relativement bas. Alan Knight, un haut cadre de chez ArcelorMittal au Royaume-Uni, dénonçait ainsi des politiques européennes qui favoriseraient un dumping environnemental pour la production d’acier. Il semblerait donc qu’un cadre politique plus adéquat soit nécessaire sur ce point, en adaptant les politiques aux échelles pertinentes, à savoir internationales, nationales ou locales.

Le défi suivant se situe du côté de la recherche. En effet, pour aider à l’élaboration de telles politiques publiques, de nouveaux projets de recherche émergent aujourd’hui. A l’instar du projet de recherche suédois CASCADES, dont le but est de prendre en compte conjointement les chaînes de production transfrontalières, la dépendance des États aux importations, leur vulnérabilité au changement climatique ainsi que d’autres indicateurs pertinents. Il en ressort notamment que, comme pour l’agriculture, l’une des solutions pour une industrie lourde plus résiliente réside dans la diversification de la production, mais que ça n’est pas une solution suffisante à elle seule.

Le monde est donc interconnecté et la chaîne de valeur d’un produit passe par de nombreux acteurs. Le défi de la collaboration entre les parties prenantes est donc crucial, en permettant de pallier le manque d’infrastructures adaptées (notamment dans les pays en développement), ou encore pour mener à bien des projets innovants. Durant les différentes discussions, il semblait faire consensus que le dialogue a été renforcé ces dernières années entre les entreprises et/ou les États et les collectivités territoriales, sans pour autant donner d’exemple marquant.

Le dernier défi réside dans la relation du secteur industriel avec le secteur financier. En effet, au fur et à mesure des discussions, le nom de « Task Force on Climate-related Financial Disclosures » (TCFD) est revenu à plusieurs reprises comme étant devenu incontournable. Ce groupe de travail mêlant monde financier et monde industriel a publié un rapport en 2017 qui donne des recommandations en matière de reporting. Ce rapport préconise notamment d’évaluer un éventail de risques liés au changement climatique, ainsi que les opportunités que ce dernier peut engendrer.

On le voit, l’ampleur des défis de l’industrie lourde est grande, et tout le monde a un rôle à jouer : les entreprises en s’organisant pour la transition énergétique et la coopération, les pouvoirs publics pour ériger des règles favorables à cette transition, la recherche pour guider les décisions des deux côtés, le secteur financier pour s’orienter vers les investissements les plus vertueux, et les consommateur·trice·s pour leurs choix de consommation.

L’innovation comme porte de sortie ?

Pendant les discussions, l’innovation était sur toutes les lèvres et tout le monde semblait d’accord lorsqu’il en était question. Pourtant, plusieurs réalités se cachent derrière ce terme. Tandis que certains se réfèrent à une définition élargie de l’innovation industrielle en y incluant les aspects organisationnels et de gestion, d’autres se restreignent à l’innovation technique uniquement.

Alan Knight (ArcelorMittal) partageait ainsi sa conviction que faire de l’acier tout en étant neutre en carbone, voire négatif en émissions nettes, est possible. Il mettait ainsi en avant des innovations techniques qui permettraient de dépasser les limites qu’on peut imaginer aujourd’hui. Mais même si on admet qu’on peut améliorer l’efficacité ou la propreté de nos modes de production, il n’empêche qu’il existe des limites physiques indépassables, quel que soit le niveau d’innovation qu’on peut atteindre. On pense notamment aux limites de ressources naturelles comme le pétrole, ou à des limites d’efficacité des conversions d’énergies primaires en énergies utilisables (ce qu’on appelle le coefficient de performance).

Même son de cloche chez les personnalités politiques présentes lors de ces discussions : Isabella Lovin par exemple (la ministre de l’environnement et du climat en Suède) a très bien su l’illustrer en annonçant fièrement la promulgation dans son pays d’une loi permettant des bonds technologiques conséquents pour s’attaquer au changement climatique.

Mais de quels bons technologiques parlait-t-elle ? Bien que certaines innovations soient prometteuses, comme l’hydrogène décarboné, il reste aujourd’hui à éclaircir si elles seront mises à l’échelle de la même manière. Mais il y a aussi beaucoup d’autres innovations ou avancées technologiques qui sont présentées comme accélératrices de la transition écologique et sociale, mais qui sont pointées du doigt parce que trop peu pertinentes, voire contre-productives. On pense par exemple à la 5G, à l’internet des objets ou même à l’impression 3D.

Tout ceci semble indiquer que l’innovation technique ne va pas de soi. Comment se fait-il alors que personne ne remette cela en question lors des dialogues sur le climat ? Comme le disait très justement le PDG de Total dans une table ronde intitulée “L’aviation peut-elle vraiment gagner la bataille du CO2 ?”, le problème est d’ordre de la vision de la société. Si on considère que la mondialisation apporte globalement du bon et qu’il faut garder ce mode de fonctionnement comme base, il faut alors jouer le jeu de la concurrence et satisfaire le marché à tout prix. Or, pour être concurrentiel et satisfaire le marché, il faut être innovant. Au fond, c’est un pari qui est fait par les principaux décideurs de l’industrie lourde (et au-delà) : celui de croire en l’innovation technique comme porte de sortie de la crise climatique, tout en gardant la mondialisation intacte. A nous d’y croire ou non.

Pour l’instant, les innovations présentées comme les plus prometteuses semblent ne pas pouvoir tenir toutes leurs promesses du point de vue du climat. Il semble donc plus sage de remettre en cause la mondialisation et de s’intéresser à des solutions moins risquées du point de vue de l’échéance climatique.

Remettre en cause la mondialisation ?

Contrairement à l’innovation, nulle mention n’a été faite des accords de libre échange qui jouent pourtant un rôle majeur pour la question de la concurrence introduite plus haut. Ces traités de libre échange sont en effet vivement critiqués dans la société civile partout dans le monde (par exemple en Europe récemment avec le Vietnam), notamment pour des raisons écologiques. 

De la même manière, il n’a été aucunement question d’économie circulaire (par l’écologie industrielle par exemple), ni de remise en question des moyens de financement des projets industriels.

Enfin, bien que la question de l’emploi ait été absente des discussions, celle-ci est centrale lorsqu’il est question d’industrie. La perte ou le gain d’emplois (et leur caractère pérenne ou pas) pèse souvent assez lourd dans les décisions politiques. En effet, on observe régulièrement du chantage à la création d’emploi, ou encore plus fréquemment des promesses d’emploi non tenues (voir ici ou pour le cas d’Amazon en France par exemple). Même s’il y a de bonnes raisons de penser que la transition énergétique et l’économie circulaire peuvent amener beaucoup d’emplois, il n’empêche que remettre en cause la mondialisation ainsi que la croissance risque d’augmenter le chômage. Il serait donc peut-être nécessaire d’interroger notre modèle de société, mais aussi les questions de la nature du travail et de la rémunération pour anticiper des crises.

Article rédigé par Amir Worms, bénévole au REFEDD, membre de l’équipe qui suit l’actualité en lien avec la COP26.

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